Par Patrick Thibeault
La rubrique garde-manger de notre premier numéro Bouffe vous donne l'opportunité de decouvrir toutes les facettes du caviar

Une passion pour un poisson et ses œufs
J’avais rendez-vous avec Cornel Ceapa, le président main-à-la-pâte de Acadian Sturgeon and Caviar. Les directives pour se rendre à sa pisciculture étaient compliquées : prendre la sortie 141, se rendre au traversier de Gondola Point, tourner à gauche, à droite, à gauche, à droite et voilà. J’admets que j’ai manqué quelques tournants. J’étais distrait par la beauté de la vallée de la rivière Saint-Jean. Des falaises, des conifères, des routes sinueuses qui exigent de slaquer sur la pédale et d’ainsi slaquer sur sa mentalité de citadin. Le genre d’endroit qui te fait rêver d’avoir un chalet et un petit bateau, une place isolée tout emmitouflée de montagnes et de tranquillité.

Assis dans la cuisine de sa petite usine de transformation, la thermopompe grondant dans le coin, Cornel a bien voulu partager avec moi son histoire et sa passion. Son amour pour l’esturgeon remonte au temps de ses études pour l’obtention d’un doctorat dans sa Roumanie natale. À l’est du rideau de fer, il longeait la rivière Danube, soudoyait les pêcheurs réticents de l’aider et étudiait l’esturgeon. Il a été témoin de la chute libre des stocks d’esturgeons et, armé de données scientifiques, a essayé de les protéger. « Arrêtez la surpêche maintenant », il plaida. « Il est déjà trop tard ! » Mais, comme c’est trop souvent le cas, le moteur économique a détruit le moteur écologique ainsi que les espoirs d’un jeune homme qui espérait faire une différence et changer les choses. Un goût amer dans la bouche, il voulait vivre d’autres manières dans un autre milieu. Avec sa femme et leur fils, il s’envole vers l’Est canadien, pour s’établir ici, sur les rives de la rivière Saint-Jean.

Caviar proprio
Propriétaire de Acadian Sturgeon & Caviar, Cornel Ceapa

Quand je lui demande à propos de son premier goût de caviar, ces œufs d’esturgeon noirs qui sont l’image même de la décadence, Cornel me confie que ce n’est pas le caviar qui l’a séduit chez l’esturgeon. « J’ai d’abord aimé la tête en premier et ensuite l’œuf », dit-il en riant. Cela étant dit, Il se souvient très bien de son premier goût de caviar. Il visitait un pêcheur roumain campagnard le long de la rivière Danube. À la table de ce dernier, le déjeuner servi, notre pêcheur sortit un gros pot Mason rempli de 400 g de caviar. « Voilà », il lui dit. « Tu dois goûter ça. » Le goût du caviar, un goût hors pair, vient renforcer son amour pour l’esturgeon. De plus, Cornel m’informe que le caviar est tellement bon pour la santé, qu’auparavant, en Russie et en Iran, on donnait du caviar aux malades afin de les aider à guérir. Malheureusement, la pêche à l’esturgeon dans la mer Caspienne est maintenant interdite étant donné la surpêche. Vous commencez à voir un thème ?

Aujourd’hui, Cornel exporte partout à travers le monde le caviar et la chair provenant des esturgeons sauvages de la rivière Saint-Jean : un total de 15 tonnes de poisson par année, soit seulement 2,5 % de la population. Afin d’assurer un contrôle de qualité, avant d’envoyer le caviar à ses clients, il doit y goûter. Il doit aussi manger le caviar qui n’a pas été vendu et qui approche la fin de son année de durée de conservation. Tout ça pour dire qu’il mange du caviar au moins une fois par semaine. Pas facile la vie de pisciculteur.

Caviar

À force de goûter si souvent au caviar, Cornel, qui parle de façon animée d’esturgeons et de caviar depuis presque une heure, m’explique que le goût du caviar change constamment selon des facteurs aussi banals que la grosseur de la cannette dans laquelle il est mis en conserve. « C’est comme un fromage », dit-il. « Le caviar est un produit vivant. Il mûrit et change de goût. » Certains, voire plusieurs, producteurs de caviar ajoutent du borax au caviar pour en prolonger la durée de conservation. Le désavantage avec cette pratique, c’est qu’elle modifie la texture des œufs qui, au lieu de fondre sur la langue, deviennent croquants sous les dents.

Mais pour Cornel, il n’y a pas que le caviar. Étant donné qu’il est un scientifique toujours dévoué à assurer la durabilité de la pêche commerciale de l’esturgeon, il étudie la population des stocks locaux et opère une pisciculture. En fait, avant même de commencer à travailler avec les pêcheurs d’esturgeons locaux, il avait déjà démarré son entreprise. Il a des clients partout au monde à qui il envoie les bébés esturgeons qu’il a élevés avec pour but le réapprovisionnement des stocks d’esturgeons à museau plat et d’esturgeons de l’Atlantique sauvages. Certains de ses clients font eux aussi la pisciculture, mais comme cela prend 10 ans avant qu’une femelle commence à produire des œufs, la pisciculture d’esturgeons n’est pas pour les cœurs impatients. Le plan de démarrage d’entreprise de pisciculture de Cornel s’étend sur 20 ans, stratégie de business qui est loin d’être la norme.

Caviar esturgeon
Des esturgeons

En plus du réapprovisionnement, Cornel veut commercialiser la chair et même les abats d’esturgeon. Il me dit qu’en Italie, deuxième plus gros producteur de caviar au monde, la carcasse de l’esturgeon est gaspillée, comme si ce n’était que la pelure immangeable d’une banane. Comme il commence à parler de chaire d’esturgeon, il se lève soudainement et plonge les mains dans son réfrigérateur pour y sortir du vin mousseux canadien, de l’esturgeon fumé, un pâté d’esturgeon fumé, du beurre, des huîtres, une baguette, des petits blinis et, à ma grande surprise, une canette de 30 g de caviar. Bon.

Caviar huitre
Huître & caviar

Moi, petit gars simple, originaire des entrailles de la forêt boréale, élevé sur des grilled cheese et des boîtes de maïs en crème, je n’avais jamais goûté ou même connu quelqu’un qui avait goûté du caviar. Et me voici, dans une petite salle perdue quelque part sur les rives de la rivière Saint-Jean avec un homme qui vibre de passion et d’énergie et qui me dit de manger à ma faim. Après tout, quand la canette de caviar est ouverte, il est sacrilège de la refermer, insiste Cornel Ceapa. Une cuillerée de caviar sur le dos de la main, entre mon pouce et mon poignet. Puis le caviar dans ma bouche. Je le frotte sur le palais, derrière les dents, avec le bout de ma langue comme Cornel me l’a enseigné. La texture est évanescente. Le goût, lui, n’éclate pas comme le wasabi ou le poulet brûlé de mon père. Il est subtil. Minéral. Légèrement salé et bourré d’umami. Je comprends la folie, chose renforcée par l’ajout de caviar à une huître fraîchement ouverte par mon hôte. Et l’esturgeon fumé ! Plus ferme que le saumon fumé et tout aussi goûteux. Ce qui rend le tout encore meilleur, c’est savoir que la rivière Saint-Jean, grâce à cet homme, n’a pas souffert pour que je puisse avoir mon premier goût de caviar et d’esturgeon. Si seulement la source de nos aliments pouvait toujours avoir d’aussi ferventes sentinelles.

Caviar
Mise en page de l'article Une passion pour un poisson et ses œufs dans le magazine Bouffe : Smörgasbord.

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