par Emilie Nault-Simard
photographies © Emilie Nault-Simard


Sur la route, on fait une foule de rencontres, et certaines d’entre elles nous marquent particulièrement et s’impriment dans notre mémoire parmi nos meilleurs souvenirs. En plein désert côtier péruvien, on a découvert un oasis. Voici le récit de notre visite chez le grand Clemente, restaurateur. Une histoire qui se déroule au km 347 de la panaméricaine péruvienne, dans l’univers de celui que les voyageurs ont surnommé l’Ange du désert.


Vivre avant la bouffe


Pendant la deuxième guerre mondiale, Clemente Luyo voit le jour, au Pérou.

Né d’un père « gitan » comme il le qualifie lui-même, il est initié très tôt à la vie nomade. Durant les 7 premières années de sa vie, il voyage à travers son pays, forgeant son cœur d’aventurier, mais aussi son âme de solitaire.

Jeune homme, il fait son service militaire dans la marine et voyage entre autres jusqu’à Boston où il séjourne 7 mois : « Je suis allé chercher un bateau de guerre que les États-Unis offraient au Pérou », se rappelle-t-il. De retour de son long périple, le vaillant Clemente travaille entre autres à la construction des barcos pesqueros  (bateaux de pêche) et comme mécanicien.

À 25 ans, il se marie et devient papa de sa première fille. Le temps est venu de « s’installer ». Clemente décide de bâtir sa maison près de celle de son frère, au beau milieu de nulle part, mais pas trop loin de l’océan, dans la région côtière de La Gramita. Il  fait alors un emprunt important à la banque pour l’achat d’un bateau de pêche. Mais l’embarcation est détruite par la mer en deux jours. Le destin en avait décidé autrement.

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« Dans la vie, tout est possible » pense l’homme, avec sagesse. À l’époque, il a déjà un autre projet en tête, sur la terre ferme cette fois. Il emprunte de nouveau, misant le double. Cette somme permet à Clemente de construire un nouveau bâtiment à l’intérieur duquel il ouvre son commerce et installe plus confortablement sa famille.

Ici, sur cette côte désertique, entre la ville portuaire de H
uarmey et celle de Casma, l’ancien marin prend la barre d’un nouveau navire, le restaurant La Balsa (radeau).

Cela fait 48 ans.


Mettre du jaune dans le désert

Depuis plusieurs heures, on roulait sur la panaméricaine, longeant le Pacifique, en direction nord, de Lima vers l’Équateur. On devait encore parcourir mille kilomètres avant d’atteindre l’été, et on brûlait d’impatience d’y arriver.

On avait quitté Buenos Aires – et la belle-famille argentine – quatre mois plus tôt. Depuis, surtout à travers les montagnes argentines et boliviennes, on avait parcouru plus de 6 000 km. Les hauts plateaux des Andes sont fascinants! Ils permettent de découvrir des cultures ancestrales, comme celles du peuple aymara, et des traditions culinaires millénaires, par exemple les plats à base de quinoa. Mais, cette région fait aussi goûter à un rude climat. À 4 000 mètres d’altitude, les nuits sont fraîches – qui plus est dans un van sans chauffage.

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La tête remplie de moments magiques, on avait délaissé la cordillère des Andes, heureux de rejoindre la côte du Pérou. Le niveau de la mer, enfin! Mais, 3 semaines passées à Lima sous un brouillard hivernal permanent avaient refroidi nos ardeurs. Juan et moi, on était plus que prêts pour suer. Avec beaucoup d’enthousiasme, on se dirigeait vers le soleil.

— Tu te rappelles à quel kilomètre c’est?
Non, mais j’imagine qu’on va trouver parce qu’il n’y a rien par ici.

Antonio, un ami Liménien,nous avait informé de l’existence d’un resto, face à l’autoroute, où le propriétaire invite les voyageurs à manger gratuitement. Par curiosité – mais aussi parce que la faim nous tenaillait et que le gaz pour cuisiner manquait – on avait décidé de nous y arrêter.

Au km 347 de la panaméricaine Nord, la façade jaune du restaurant La Balsa est apparue, contrastant avec le paysage environnant, assez brun. La costa péruvienne, dans son ensemble, n’a rien à voir avec la Côte d’Azur. Le paysage est largement désertique, parfois lunaire, parsemé de quelques vallées agricoles et de villages aux allures moins glamour que Lima et son Miraflores à la Miami Beach – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne nous réservent pas de belles surprises.

Après avoir stationné la voiture, on a vu un homme assez âgé sortir du bâtiment pour venir à notre rencontre. C’était Clemente.

C’est à vous? demanda-t-il, pointant du doigt notre coloré fourgon 1985 surmonté d’un porte-bagage.
Oui!
Venez, entrez. Je vous prépare un café et je vous invite à manger.


Collectionner les aventures

La matinée tire à sa fin. À l’intérieur du restaurant, l’ambiance est encore tranquille. Autour de la caisse, une foule de babioles sont en vente. Au-dessus, accrochés sur une poutre du plafond, une dizaine de calendriers publicitaires servent de décoration.

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Juan et moi prenons place à la table désignée par Clemente, tout au fond. Celle de la famille. On commence à jaser avec notre hôte qui garde un œil attentif sur la salle à manger. C’est le jour de la fête Nationale du Pérou, le 28 juillet. Pour l’occasion, l’un des fils du restaurateur est spécialement venu de Lima pour prêter main forte. « Aujourd’hui, on fera au moins 70 couverts », nous dit ce dernier, heureux d’être avec ses parents.

Rapidement, on se rend compte que Clemente n’est pas un restaurateur quelconque. Sous sa chemise immaculée, il a conservé son cœur d’aventurier. Ce qu’il adore, c’est rencontrer les voyageurs un peu weirdos, comme nous, qui décident de se lancer tête première dans de longues et étranges aventures transfrontalières. Ici, au beau milieu du désert côtier, face à l’autoroute transaméricaine, il les accueille comme à la maison. « Ça fait 25 ans que je reçois les voyageurs, affirme Clemente, souriant. Ils viennent de toutes sorte de pays, s’arrêtent parce qu’ils ont entendu parler de moi, ou par hasard. Certains se donnent même rendez-vous ici. »

Sur cette terre éloignée, l’ancien marin a paradoxalement rencontré une foule de bourlingeurs du monde entier. Dans des livres, il recueille précieusement leurs récits, la trace de leur passage à La Balsa. Comme un conservateur de musée, il a accumulé un véritable patrimoine qui traverse le temps.

« J’ai jamais compté combien de voyageurs sont passés par ici, mais un jour je vais le faire », lance-t-il, posant devant nous trois grands livres, dont un d’entre eux porte l’inscription Amigos viajeros (amis voyageurs). À l’intérieur des manuscrits, des centaines et des centaines de messages ont été écrits à la main, en toutes sortes de langues, du chinois, au français, au japonais. Tous les auteurs de ces mots d’affection ont été les invités du restaurateur. Certains ont passé Noël avec la famille, d'autres ont dormi à la maison.

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Délicatement, comme si on déterrait un trésor, Juan et moi commençons à feuilleter les pages remplies d’histoires, de mots de gratitude accompagnés de photos, de dessins, ou de pièces de monnaie de différents pays. Le premier message est daté de l’année 1992. « Regarde, ici il y a le message d’un Canadien qui marchait autour du monde », me montre Clemente, qui connaît presque par coeur son inventaire.

En 2 000, un certain Jean Béliveau était passé par ici et avait laissé sa griffe. Le Forrest Gump québécois marchait, à l’époque, avec son tricycle pour promouvoir la paix. En 11 ans, cet aventurier a parcouru à pied plus de 75 000 kilomètres à travers plus d'une soixantaine de pays. Ici, les deux hommes solitaires s’étaient rencontrés autour d’un repas.

Un peu plus loin, le message d’un couple de français, Alain et Sylvie Soulatin, qui voyageaient alors en tandem, avec leur fils assis dans un chariot, derrière. On peut lire : « 95 500 km, 46 pays, de l’Australie à l’Afrique ».

Récemment, un jeune couple d’Argentins, Lucia Fernandez et Nicolas Pinery, était passé par ici, voyageant et vivant à bord d’une flamboyante petite voiture Citroën 3 cylindres, orange. Ils se dirigeaient vers le Mexique.

Les histoires inspirantes s’enchaînent ainsi, de page en page.


Deux œufs frits

Dans la cuisine de La Balsa, on fricote toutes sortes de plats traditionnels. La carte du resto propose l’incontournable ceviche, mais aussi le sudado de pescado, un ragoût de poisson tomaté, cuisiné avec les fameux ajies (piments) péruviens. Les carnivores peuvent goûter au lomo encebollado con papas fritas, un filet de bœuf sauté avec oignons et poivrons, accompagné de patates frites. Alors que pour dessert, une crêpe au dulce de leche, cette confiture de lait couleur caramel, si populaire en Amérique du Sud et surtout en Argentine, sucre le bec.

Le chef cuisinier péruvien Gastón Acurio, l’un des plus influents au monde, a déjà cassé la croûte ici. Dans la salle à manger, une grande image plastifiée de la star, en compagnie de Clemente, marque son passage à La Balsa. Sur l’affiche, sous la photo des deux hommes, on peut lire : « El mejor picante de lapas (les meilleures berniques épicées) », un plat cuisiné avec de petits mollusques, à la coquille en forme de chapeau chinois.

À La Balsa, Juan et moi avons mangé des œufs frits accompagnés de riz, d’un café chaud et de pain frais. Parfois, les plats les plus simples se transforment en repas unique. La bouffe, c’est en grande partie le plaisir de jaser autour d’une table, de partager un moment authentique en bonne compagnie.

Dans un article de Gastón Acurio affiché sur un des murs du restaurant, on peut lire ceci : « J’ai passé ma vie à chercher des ingrédients, découvrir des saveurs, écouter des histoires autour de la nourriture. Au commencement, j’ai pensé que je le faisais pour mieux cuisiner. Maintenant, je sais qu’à partir de la cuisine, le cuisinier peut aider à construire un monde meilleur ».

Cette réflexion ne peut trouver meilleur endroit pour être accrochée qu’ici. Ce que Clemente accumule dans ses livres depuis 25 ans, et dans sa vie en générale, plus encore que de l’affection et de la gratitude, c’est la preuve que la générosité change le monde et touche profondément.

Autour de la nourriture, l’homme solitaire devient le papa qui prend soin, l’ami qui écoute et donne sans attente. Clemente crée de petits moments véritables, ceux qui nous marquent, qui donnent le sourire. Plusieurs voyageurs, de retour dans leur pays, lui ont d’ailleurs envoyé un article de journal ou un livre dans lequel ils parlent de lui, comme ce récit de voyage publié en Croatie, à l’intérieur duquel une cycliste fait son éloge dans un paragraphe.

À 73 ans, Clemente Luyo, alias l’Ange du désert, est un restaurateur prédestiné, un humain au grand cœur qui s’enthousiasme des rencontres et magnifie l’ordinaire. Et il est loin de vouloir prendre sa retraite : « Me reposer de quoi? Je sers les gens depuis 48 ans et si ça serait possible, je continuerais encore 48 ans! »

Avant de partir, on lui fait visiter notre maison sur roues. On lui raconte le froid de la cordillère des Andes et aussi, celui du Canada. Dans le troisième livre, déjà presque achevé, on écrit un message. Discrètement, Clemente me glisse un billet de 50 sols (20$) entre les doigts « pour poursuivre la route ».

L’homme a quitté la mer pour jeter l’ancre en plein désert. Il a réussi à faire de La Balsa un oasis. Deux œufs frits et du riz n’ont jamais eu si bon goût.

Juan et moi sommes partis ressourcés, prêts à poursuivre notre route.

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Emilie Nault-Simard
Journaliste indépendante, Emilie s’est envolée pour l’Amérique du Sud en janvier 2014, et a décidé d’y rester. Depuis quelques mois – et plus de 6 000 km! – elle parcourt les routes du continent avec son amoureux Juan, à bord de leur bolide, un VW 85, aussi leur maison. Chaque mois, Emilie vous invite pour un voyage dans son univers, avec une chronique autour de la bouffe.






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